Pour la mobilisation d’une large force internationale
Charles Millon, ancien ministre de la Défense
Alors que treize soldats, sous-officiers et officiers français sont morts dans un accident d’hélicoptère le 25 novembre, l’état de la zone saharo-sahélienne se révèle plus préoccupant que jamais. Au Mali, force est de constater qu’il n’y a eu aucune avancée concrète le plan institutionnel et politique depuis six ans alors qu’on sait que c’est la clé du conflit. Le Burkina Faso, de son côté, est au bord de l’anarchie. Devant ce sombre état des lieux, les options de la France ne sont pas nombreuses : continuer seule et risquer l’enlisement ou provoquer la mobilisation d’une large force internationale, dotés de moyens conséquents et ouvrant la perspective à une intervention de plus grande envergure.

Lorsque l’opération militaire Barkhane, dirigée par la France, a été décidée en 2014, succédant aux opérations Épervier et Serval (engagées à partir 2013), n’a-t-on pas fait abstraction, parce que les circonstances alors l’exigeaient, de la dimension fondamentale du problème local, c’est-à-dire la dimension politique ? Une réponse militaire, même parfaitement désintéressée comme c’est le cas, est rarement suffisante, et dans l’Afrique contemporaine moins que jamais. La qualité des troupes françaises, de même que leur parfaite adaptation au paysage et au climat, ne sont pas à remettre en cause ici. C’est plutôt la stratégie de la communauté internationale à long et moyen terme qui fait défaut, de même que l’engagement réel des gouvernement locaux, ceux des pays du « G5 Sahel » (Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger et Tchad).
Le pays le plus exposé et celui dont « l’invasion » a été à l’origine de toutes ces opérations est le Mali. C’est sans doute celui qui pose le plus de problèmes de gouvernance et d’organisation territoriale, le sud du pays n’ayant ethniquement et culturellement que peu à voir avec le nord semi-désertique. Mais les traits de crayon de la décolonisation trop rapide sont passés par là et ont lié à Bamako le sort des populations semi-nomades du Sahara, quoique la capitale n’ait guère les moyens de les administrer. Les revendications touarègues et la diffusion de l’islamisme radical ont fait le reste. Si l’on ajoute à cela le jeu toujours trouble de l’Algérie et la chute du pôle stable quoique tyrannique qu’était la Libye, toutes les conditions étaient réunies pour qu’une sorte de guerre civile larvée se déclare. Les trafics en tout genre qui se développent naturellement dans les zones de non-droit (drogue, migrants, armes, etc.), ont achevé d’installer l’anarchie. Il aura fallu que le gouvernement de Bamako se sente directement menacé pour qu’il demande à la France de François Hollande d’intervenir en catastrophe. Une opération menée avec rapidité, rigueur et efficacité sur le moment, qui aura permis d’éloigner le danger immédiat.
Le déplacement de la zone de conflit vers la zone « des trois frontières »
Mais les problèmes de fond demeuraient, notamment ceux de l’organisation territoriale. Au printemps 2015 avait pourtant été signé l’Accord d’Alger, qui engageait notamment le Mali à mener une politique de décentralisation et à intégrer dans son armée certains membres des groupes sécessionnistes du Nord – à l’exception évidente des islamistes inféodés à Al Qaeda. Mais c’est peu de dire que le processus n’a pas pris, le gouvernement malien rechignant à accueillir ces hommes du Nord et ceux-ci considérant qu’ils avaient plus à gagner à demeurer indépendants et jouissant des divers trafics presque impossibles à contrôler dans ces zones semi-désertiques. L’instabilité gouvernementale à Bamako surajouté des problèmes à ceux qui existaient déjà, faisant passer par exemple l’armée sous la coupe exclusive des Bambaras au détriment des autres ethnies du pays.
Ainsi, malgré la présence très active des 4 500 militaires français de Barkhane, les troubles au départ circonscrits au Nord du Mali se sont étendus vers le Sud du pays, jusqu’à atteindre le Burkina Faso, dans la zone dite « des trois frontières » où sont précisément tombés les treize soldats français. Cette zone est devenue aujourd’hui l’épicentre des combats et Barkhane a dû être redéployée vers elle (Focus 1). La sous-secrétaire générale de l’ONU pour l’Afrique, Bintou Keita, avait ainsi indiqué, le 20 novembre, devant le Conseil de sécurité, que « depuis le début de l’année, le Burkina Faso a enregistré 489 incidents contre 150 à la même période en 2018, tandis que le Niger connaissait 118 attaques, contre 69 en 2018 ». Ainsi, on peut estimer que Barkhane a eu une certaine efficacité au Nord-Mali, forçant les groupes terroristes à se déplacer vers une autre zone. Mais rien n’est pour autant réglé, et peut-être la situation ne fait-elle qu’empirer.
Les groupes djihadistes aujourd’hui à l’offensive
Le côté insaisissable de l’ennemi n’y est pas pour rien. Aujourd’hui, on considère que les attaques sont le fait de trois groupes distincts, le principal étant l’organisation Etat islamique au Grand Sahara (EIGS), dont le chef historique, Adnane Abou Walid Al-Sahraoui, aurait été remplacé par un nouvel émir, Abdoul Hakim Al-Sahraoui. Ses quelques centaines de combattants se diviseraient entre deux katibas, l’une composée principalement des membres d’un clan touareg et l’autre de membres de la communauté peule, cible privilégiée des recruteurs djihadistes, depuis qu’elle a été écartée du pouvoir par les Bambaras de Bamako. Une source française avertie précisait récemmentque « L’EIGS a des capacités d’action dans les trois pays. C’est un acteur à l’agenda djihadiste pur et dur, qui nie les frontières et a pour projet d’instaurer un califat » (Le Monde, 27 novembre 2019).
Le second acteur est le Groupe pour le soutien de l’islam et des musulmans (GSIM), affilié à Al-Qaida, dont la frange militaire, la katiba Serma, est surtout active dans la partie malienne du territoire, selon les directives du chef historique djihadiste Iyad Ag Ghali. Dans le nord du Burkina Faso, en revanche, les attaques sont le fait d’un troisième groupe, Ansaroul Islam, apparu à la fin 2016, et constitué majoritairement de Peuls.
Si l’on peut constater une concurrence au plus haut niveau entre ces groupes, dans les faits, les combattants de terrain s’en moquent souvent et peuvent coopérer ou passer de l’un à l’autre selon les circonstances. Cette plasticité de fait, et la collaboration passive ou active des populations locales rend extrêmement difficile la lutte contre-insurrectionnelle.
Ce qui peut étonner le plus dans cette guerre sans nom, c’est la montée en puissance des groupes djihadistes. Depuis 2013 et la première intervention rapide française, alors qu’on prédisait une possible désescalade, des accords, des désarmements, et une destruction des katibas islamistes, c’est tout le contraire qui s’est passé. Certes, la présence de la France a momentanément gelé l’offensive générale, et la dispersion des groupes terroristes ou sécessionnistes a joué un moment en leur défaveur. Mais depuis quelques années, la situation s’est renversée : ce sont ces groupes qui ont pris l’initiative et mènent l’offensive – en témoigne du poste d’Indelimane au Mali le 1er novembre qui a fait 49 morts maliens et laissées impuissantes les forces gouvernementales. La menace islamiste et sécessionniste s’étend désormais jusqu’aux États côtiers du Golfe de Guinée. Et la destruction de l’Etat islamique en Irak et au Levant présage d’une reconstitution dans d’autres parties du monde, sous l’égide d’Al Qaeda ou d’autres groupes terroristes, et l’Afrique est actuellement un terrain de jeu idéal pour de telles implantations.
De sombres perspectives au Burkina Faso
La réponse est-elle à la hauteur encore une fois ? On peut rappeler la signature en décembre 2018 d’un accord à Paris pour la défense conjointe du Burkina Faso, proche de basculer lui aussi dans l’anarchie. La mort des treize Français dans la zone « des trois frontières » est venue funestement confirmer cette nécessité. En quatre ans, le attaques djihadistes ont fait plus de 600 morts dans l’ancienne Haute-Volta.
Mais le gouvernement, instable depuis la chute de Blaise Compaoré en 2014, n’assume pas le recours à l’aide de l’ancienne puissance coloniale. Le pays de Thomas Sakara s’est toujours fait une fierté de rester distant et libre vis-à-vis de la France, aussi les interventions militaires de celle-ci sur le territoire national passent-elles mal auprès de la population. Mais l’inorganisation et le sous-équipement de l’armée burkinabé sont tels qu’il n’y a d’autre moyen que de requérir cette aide. De même les relations entre les différents gouvernements de la zone ne sont pas un long fleuve tranquille. Ouagadougou s’est récemment ému d’une intervention malienne sur son territoire. Cependant, comment lutter contre des organisations faisant fi de frontières aussi peu visibles sur le terrain qu’elles paraissent rectilignes sur les cartes, sans une coordination au niveau régional ?
Pour parer au plus pressé, la France a requis une aide du Tchad, pays qui, s’il est le moins sujet aux atteintes terroristes et sécessionnistes, demeure pourtant celui qui possède l’armée la mieux entraînée, la mieux organisée et la mieux dotée de la région. De même la France, par la voix de son ministre de la Défense, Florence Parly, a annoncé en novembre la création d’une unité de forces spéciales européenne, baptisée « Takuba », qui signifie sabre en tamachek, la langue touarègue, pour créer un appui logistique et de « mentoring » aux troupes françaises déjà sur place. Cependant cette force, si elle prend forme, ne sera opérationnelle qu’au cours du premier semestre 2020, lorsque les parlements concernés en auront validé la possibilité.
La France au pied du mur : pour l’organisation d’une large force internationale
Plus inquiétant encore est la montée du sentiment antifrançais sur place, relayé en France par le développement d’une critique « anti-néocoloniale » clientéliste, du côté de l’extrême gauche et notamment du parti La France insoumise. La montée du sentiment antifrançais au Mali est surtout le fait de partis et d’associations musulmans, comme les partisans de Mahmoud Dicko, ancien président du Haut Conseil islamique au Mali, ou de l’Association des jeunes musulmanes du Mali et du Groupe des patriotes du Mali qui réclame l’intervention de la Russie pour aider le pays à recouvrer son intégrité territoriale.
C’est pour répondre à cette nouvelle menace que le président de la République française, Emmanuel Macron, a conditionné, mercredi 4 décembre, le maintien de l’opération « Barkhane » dans la bande sahélo-saharienne à une clarification des pays du G5 Sahel « en ce qui concerne la présence militaire de la France dans la région, sur fond de « mouvements antifrançais ». « J’attends d’eux qu’ils clarifient et formalisent leurs demandes à l’égard de la France et de la communauté internationale », a déclaré le chef de l’Etat français lors d’une conférence de presse donnée à l’issue d’un sommet de l’OTAN, à Watford, près de Londres. « Souhaitent-ils notre présence et ont-ils besoin de nous ? Je veux des réponses claires et assumées sur ces questions », a-t-il poursuivi. La France a ainsi invité les cinq chefs d’État des pays concernés à Pau le 16 décembre pour essayer de lever les ambiguïtés sur leur rapport à la France.
Quelles que soient les raisons invoquées par les acteurs locaux, on peut noter tout de même quelque ingratitude vis-à-vis de la France qui, on le sait, n’est pas intervenue sur place pour s’y réinstaller, ni pour piller quelque ressource que ce soit. Cette guerre n’est pas entièrement désintéressée pour la France dans le sens où elle a intérêt, mais comme toute l’Europe avec elle, à contrôler cette zone instable où passent des flux incontrôlés d’immigration, de même que se développent les circuits de transit de drogue – de cocaïne venue d’outre-Atlantique notamment.
Quant à l’invocation à une intervention russe, comme cela s’est passé d’ailleurs en Centrafrique, on voit mal qui mieux que la France pourrait aider ces pays du Sahel à se stabiliser et à lutter contre le djihadisme. Reste que la France seule n’aura pas les moyens d’y demeurer de longues années encore, surtout si la menace se précise, grandit et empire. La possibilité que les gouvernements locaux prennent seuls leur destin en main est mince. Aussi le choix est-il assez limité : soit la France continue seule, avec le risque patent d’une défaite après un enlisement ; soit elle provoque l’organisation d’une force internationale qui permet la mobilisation de moyens conséquents et une intervention de plus grande envergure.
Mais encore faut-il qu’elle prenne conscience de l’importance stratégique, pour la paix d’une bonne partie du monde, de cette zone où derrière les dunes mouvantes se dissimule une terrible menace.